En revanche, c'est sur la manière dont on pourrait l'y mettre qu'on n'est pas d'accord. Les Jeunes Socialistes, organisateurs de la manifestation d'aujourd'hui, veulent que «des organisations de droite, voire d'extrême-droite» ne puissent plus «implanter» chez les gens des balivernes sur les immigrés et que tous les hommes «soient égaux en valeur». Pour y parvenir, «certains» lutteraient «dans la rue, d'autres dans les parlements». La critique du niveau de cohérence de l'antiracisme des JS et du parti dont ils sont issus est plutôt facile à faire, ne serait-ce déjà qu'en jetant un coup d'œil sur l'histoire du PS et son rôle dans l'évolution de la politique d'immigration, ainsi que sur sa politique envers les étrangers et le durcissement du discours public de certains de ses représentants des plus éminents.
Et là, il y effectivement de quoi faire, surtout si l'on a une définition du racisme un peu plus large comme celle que nous avons établie précédemment. L'entreprise peut être complétée par une analyse de la manière dont les questions politiques sont débattues dans les rouages du parlement. Elle n'a rien à voir avec l'abolition des conditions qui produisent nécessairement du racisme. La proclamation antiraciste des jeunes socialistes se trouve déjà ridiculisée par les pratiques de leur parti. Mais si l'on s'arrêtait à ces conclusions relativement banales, cela reviendrait à ne même pas effleurer le cœur du problème.
«Implanter» le racisme. Sur la reproduction de l'idéologie raciste dans le capitalisme
La première erreur de jugement des antiracistes porte sur la façon dont le racisme atteint le cerveau des gens et peut avoir, en pratique, un effet sur le grand nombre. Ce ne sont pas les organisations de droite et d'extrême-droite – et les membres des JS le savent bien – qui «implantent» le racisme chez les gens. Ce n'est pas non plus le personnel politique même si, en effet, il utilise fréquemment le racisme comme instrument de division. Ce ne sont pas non plus les médias de masse démultipliant à l'envi le cas de figure particulièrement éhonté du «fraudeur social», en lui accolant la nationalité adéquate,2 et s'employant à publier la toute dernière statistique, toujours plus effrayante, sur la fameuse «criminalité des étrangers» si souvent invoquée. Bien sûr, impératifs de tirage obligent, les médias, tout comme les organisations d'extrême-droite, s'adressent à une pensée raciste mais – et c'est fondamental – ils ne la créent pas plus que ne le font les hérauts politiques de l'Union démocratique du centre3.Le racisme ne découle pas d'un manque d'information ou de la diffusion de fausses informations. Il joue cependant un rôle crucial dans l'imposition des contraintes et des normes du procès de production capitaliste et de la société bourgeoise. Dans le capitalisme, une discipline (du travail) sévère est imposée à l'individu, et il doit l'intégrer pour arriver à réussir face à la concurrence omniprésente. Chacun de ceux qui vivent dans ce si triste pays et doivent s'imposer les contraintes du quotidien le sait bien, et il ne s'agit pas seulement des contraintes du monde du travail. Dans la concurrence quotidienne, chacun doit s'affronter à l'autre et se défendre en permanence contre les autres dans une compétition pour satisfaire aux besoins de valorisation du capital. Les envies qui vont à son encontre sont inacceptables et souvent attribuées à des collectifs imaginaires.
On connaît bien tout ce discours : ce sont les «parasites sociaux» «paresseux» et «criminels». Peu importe, dans la logique de cette pensée social-chauvine, que tel ou tel groupe soit concrètement visé. Les individus qui, pour quelque raison que ce soit, ne peuvent pas correspondre aux impératifs de valorisation du capital sont disqualifiés par la pensée raciste. En outre, surtout en temps de crise, il y a une grande peur de la relégation sociale omniprésente dans le combat de tous les jours et, comme d'habitude, ce sont ceux qui sont un peu plus bas dans l'échelle sociale qui sont visés par les attaques toujours plus violentes. On ne peut pas vraiment nier non plus que cette peur a un fondement matériel: dans les crises, que le capitalisme produit en permanence de façon inéluctable, beaucoup d'individus ne se préoccupent guère que du soin de leur propre existence. Ceux qui sont menacés de déclassement social guettent avec peur et dédain ceux que la société a placé aux échelons plus bas que le leur; ceux à qui est échu un sort encore pire dans la ségrégation sociale et dont la situation pourrait représenter leur propre avenir.
La division de la société – et de la classe – n'est pas créée par le racisme, au contraire: il en tire sa force, elle est sa base matérielle. Ce n'est que dans et par la division créatrice de hiérarchie que peut se former la pensée raciste. Elle ne peut s'expliquer que par la société capitaliste elle-même, avec ses contraintes et son atomisation4, tout comme la fixation sur un objet déterminé ne peut l'être que par la situation sociale des personnes concernées. C'est pourquoi la lutte contre la pensée raciste par des campagnes antiracistes est vouée à l'échec. Les clivages racistes ne peuvent s'assouplir que dans la lutte contre les différences matérielles, telles qu'elles sont réellement présentes dans la composition de la classe. Un antiracisme qui se contente de revendiquer le droit à l'égalité abstraite restera lettre morte. Plus encore, il n'est que le reflet de l'idéal de la société bourgeoise, lequel ne peut jamais se réaliser dans son cours réel de crise. Et on arrive ainsi à la deuxième, et un peu plus complexe, compréhension erronée de l'antiracisme courant.
Tous les hommes sont «égaux en valeur». Sur un idéal de la société bourgeoise
Une chose est claire: l'État, dans ses agissements politiques et pratiques, est un bien mauvais destinataire des revendications antiracistes. Car c'est bien lui, après tout, qui inscrit politiquement dans la loi différentes catégories sociales comme celles de l'étranger, du ressortissant national ou du demandeur d'asile. C'est lui qui met sous surveillance policière les non-citoyen(ne)s identifiables – ou supposés tels – et leur fait sans cesse des tracasseries, c'est aussi lui qui organise la perméabilité toute relative des frontières nationales pour les non-citoyen(ne)s5. Et c'est encore lui qui, dans l'histoire, doit toujours compter sur ses citoyens pour partir en guerre contre les citoyens d'autres États – et cela même si, aujourd'hui, ce n'est en général plus que sur le terrain de l'économie.Une autre tâche, bien plus fondamentale, est aussi assurée par l'État: ayant le monopole de la violence, il garantit l'égalité des citoyens en tant que sujets légaux. L'égalité, jadis inscrite sur les drapeaux des révolutionnaires bourgeois, se réalise comme égalité juridique des citoyens. Ce qui est une nécessité pour le fonctionnement normal de l'économie capitaliste. Pour que le libre-échange des marchandises puisse avoir lieu, il faut que les deux parties soit égales aux yeux de la loi, et ne puissent pas s'approprier ce qu'elles désirent par la violence ; le fait est que c'est justement ainsi que fonctionne l'exploitation et que l'égalité au niveau de la sphère de production n'est que du bidon, mais c'est une autre histoire.
Bien sûr, il y a fréquemment des écarts systématiques dans l'application pratique du droit mais, en général, l'égalité devant la loi constitue le mode sur lequel fonctionne l'État capitaliste, du moins dans sa variante libérale. Sans être directement impliqué dans l'échange des marchandises, il garantit, en tant que troisième instance, le fonctionnement de l'échange entre des parties égales en regard de la loi. L'État bourgeois ne force pas à l'échange (il ne force personne à vendre sa force de travail ou son capital-marchandise), mais il sert d'intermédiaire à la volonté commune d'échange socialement produite, en l'encadrant et en veillant au respect de ce cadre, ainsi qu'en fournissant l'argent comme moyen d'échange. C'est précisément cette neutralité envers les sujets légaux qui garantit la société de classes et «la sourde pression des rapports économiques» (ainsi que la vente continuelle de la force de travail).
Et c'est aussi cette neutralité qui fait du pouvoir de coercition de l'État l'instance des possesseurs de marchandises libres et égaux, instance dont la constitution apparaît comme naturelle pour la pensée bourgeoise. Les organisateurs de cette manifestation ne sont donc pas tellement éloignés de l'État – et ils n'ont jamais voulu l'être – lorsqu'ils revendiquent «une valeur égale» pour tous. Les marxologues pointeraient ici un court-circuit entre la forme marchandise et la forme légale, mais on ne va pas être aussi sévère avec les JS. Ils ne font que revendiquer ce que l'État bourgeois, de toute manière, a tendance à garantir à ses citoyen(ne)s. Dans la constitution fédérale actuelle, on peut lire dans l'article 8 sur l'égalité juridique: «Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques, ni du fait d'une déficience corporelle, mentale ou psychique.» Il est clair que cette garantie devient de plus en plus fragile et que l'État, dans sa pratique quotidienne, n'en tient souvent aucun compte, mais elle fournit néanmoins son auto-compréhension à la société bourgeoise et la base des conditions commerciales d'un capitalisme fonctionnant sur le modèle libéral.
Des antiracistes futés ont vite compris que l'État ne garantit cette égalité – dont le racisme représente une dérive flagrante – qu'à quelques-uns de ses citoyens et qu'il organise ainsi constamment l'exclusion et la structure hiérarchique. C'est pourquoi, lorsque l'on parle de moyens pour lutter contre le racisme, on fait rapidement appel aux droits de l'homme. Car ceux-ci sont censés garantir l'égalité de tous. C'est pourquoi l'article 2 de la Déclaration universelle des droits de l'homme interdit la discrimination «de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation». Ceci ne serait évidemment concevable que sur injonction d'un État mondial, car là où aucun monopole de la violence ne ratifie le droit par la force des armes, on ne trouve plus – alors que, dans le doute, c'est en réalité la loi du plus fort qui s'impose – qu'une idéologie de rêveurs libéraux, qui fait de leur égalité tant chérie une idée creuse. Il n'y a tout simplement pas d'égalité sans État.
La société sans classes. Ou la réconciliation des différences.
Les hommes sont inégaux de fait. Les rendre égaux implique de faire mentalement et pratiquement abstraction de leurs qualités propres, qui ont leur contrepartie dans l'échange de marchandises de la société capitaliste et l'éradication étatico-juridique des différences. Et cette abstraction faite des qualités particulières des hommes rend enfin possible leur classification dans les catégories vraiment redoutables du raciste: qu'y a-t-il de commun entre une étudiante genevoise de 20 ans aimant écouter du jazz et un paysan originaire de la vallée du Rhin habitué du bistrot du coin votant UDC, dont la partie de jass6 du samedi est le moment culminant de la semaine ? C'est évident: outre leur classification politique en tant que citoyens égaux, ils sont avant tout Suisse et Suissesse aux yeux du nationaliste.Qu'est-ce que le prolétaire mollement chiite qui se démerde tant bien que mal à Téhéran ou à Berlin a en commun avec Abu Bakr al-Baghdadi, le leader des incendiaires de l'EI ? C'est clair : les deux sont des musulmans pour les citoyens inquiets, partisans de Pegida. Que la démarche intellectuelle de l'égalitarisme soit toujours soutenue par des organisations politiques, la langue et la tradition, ne change rien à sa médiocrité et à l'abstraction qu'elle fait – à l'instar de l'échange capitaliste – des qualités particulières des personnes concernées. En y regardant de plus près, l'égalité abstraite se révèle non pas comme le contraire de la pensée raciste, mais comme son complément produit par la société capitaliste.
L'abolition du racisme ne serait alors justement pas la réalisation de cette égalité abstraite constituant la base d'une société qui reproduit nécessairement le racisme. Il s'agirait, pour citer un professeur quelque peu mal vu de la plupart des communistes, de «la réalisation de l'universel dans la réconciliation des différences». Alors, qu'on ne vienne pas encore reprocher aux communistes de vouloir faire que tous soient égaux. Il se s'agit même pas ici d'égalité sociale – comme celle que revendiquent de manière illusoire les tordus qui défendent la société bourgeoise et avec laquelle ils vont se tirer d'affaire face à l'égalité abstraite réalisée, même si cette représentation ne peut fleurir que sur le sol de l'égalité abstraite – il serait plus précisément question que chacun puisse vivre dans une société sans classes selon ses besoins et ses moyens dans son individualité pleine et entière, sans que l'individu soit la brutale inversion de la société.