La financiarisation de l'immatériel
Le brusque arrêt de l'emballement immobilier-financier aux États-Unis en juillet 2007 et la consécutive crise bancaire internationale à l'automne 2008, qui entraînent des conséquences dramatiques pour les populations touchées, font prendre conscience à celles-ci et à l'opinion publique en général qu'avec la mondialisation, l'économie est entrée dans l'ère de la financiarisation à outrance. Mais cet avènement est plus ancien puisqu'il avait déjà causé la bulle Internet (pullulement de start-up surévaluées) qui avait provoqué le gigantesque krach boursier de 2001-2002. Aussi est-ce depuis des années qu'André Gorz tente de décrire ce nouveau chemin pris par le capitalisme postfordiste. Bien informé, il en préfigure les crises et suppute même l'effondrement systémique vers lequel il semble conduire irrésistiblement.Au capital – résumons-nous –, il n'a pas suffit de casser les solidarités ouvrières dans la seconde moitié des années soixante-dix pour restaurer le taux de profit par la diminution drastique du coût du travail. La robotisation installée, il a fallu pousser plus avant l'usage rationnel des ordinateurs par une reconfiguration (reengineering) des postes de travail dans tous les secteurs, ce qui a permis de réduire encore plus la main-d'œuvre pendant les années quatre-vingt-dix. Le résultat a été paradoxal. Pour le comprendre, il faut revenir à la théorie marxiste de la valeur-travail. Puisque « la quantité moyenne de travail abstrait cristallisé dans des marchandises est, en dernière analyse, ce qui détermine le rapport d'équivalence – la valeur d'échange – des marchandises1», il a été inéluctable qu'« avec la contraction du volume de travail matériel, la valeur d'échange des produits a tendu à baisser, ainsi que le volume des profits 2».
Quant à l'extension des services à la personne, sur laquelle des économistes et des syndicalistes ont compté pour relancer l'économie et l'emploi, elle a monétarisé des activités qui ne produisent pas de valeur : « Leur rémunération provient du revenu que leurs clients ont tiré du travail productif, c'est un revenu secondaire3 ». La parade a été trouvée en valorisant les produits immatériels de l'intelligence, celle-ci étant devenue un facteur de production décisif. Mais ces produits n'étant pas des marchandises ordinaires avec une valeur d'échange déterminée, elle n'a été possible, qu'au prix d'artifices techniques ou de marketing aboutissant à une rente de monopole sans rapport avec la valeur-travail, plus que jamais caduque. Comme le dit Gorz, et à sa suite les économistes post-opéraïstes Carlo Vercellone et Christian Marazzi, le profit se mue en rente. C'est cette rente, fondée sur des valeurs virtuelles et volatiles parce que non mesurables, qui va permettre de sauvegarder la rentabilité du capital. C'est elle aussi qui rend le capitalisme contemporain extrêmement instable et vulnérable, et l'expose à ses propres limites.
La cote en bourse des valeurs issue de cette économie de l'immatériel, c'est-à-dire les prévisions de leur rentabilité, va être leur « vraie » valeur. Aussi Gorz peut-il déclarer : « La valeur du capital immatériel est essentiellement une fiction boursière4. » La financiarisation est dès lors en marche. Les profits s'orientent vers les placements financiers et, délaissant les investissements, alimentent de moins en moins l'accumulation du capital fixe (équipements) et variable (salaires). « Les idéologues de gauche » qui prétendent voir dans la financiarisation « une activité parasitaire, phagocytant l'économie réelle, ignorent la réalité des faits » : « L'achat et la vente de capital fictif sur les marchés boursiers rapportent plus que la valorisation productive du capital réel5. » Dès 1997, Gorz s'exclame :
Du moment que le capital se financiarise, il ne sait plus quoi faire de la plus-value produite ! Aujourd'hui, l'argent cherche à produire de l'argent sans passer par le travail6.
Il s'ensuit, écrit-il dix ans plus tard au moment où éclate la bulle immobilière, que « l'économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l'industrie financière », laquelle ne génère que de l'argent « par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers7 ». La production de marchandises valorisant toujours moins de travail et mettant toujours moins de moyens de paiement en circulation, le maintien de la consommation ne devient possible que par le crédit accordé aux ménages, qui est désormais le moteur principal de la « croissance ». Comme le montre la bulle des emprunts immobiliers aux États-Unis, « la croissance est obtenue par la création monétaire, gagée sur des actifs fictifs, affectée à la consommation américaine et non à l'accumulation » ; répercutant l'annonce, faite avec deux ans d'avance par le président de la Banque fédérale américaine (FED), du fatal éclatement de cette bulle, il prédit à la fin de l'été 2005 : « Nous allons vers un slump [marasme] et une crise de tout le système de crédit8. » Sa sagacité est certaine. À une date imprécisée, il émet cette sombre prédiction :
En ce qui concerne la crise économique mondiale, nous sommes au début d'un processus long qui durera encore des décennies. Le pire est encore devant nous, c'est-à-dire l'effondrement financier de grandes banques, et vraisemblablement aussi d'États9.
Critique de la valeur et théorie de la crise
Depuis les Métamorphoses du travail (1988), Gorz a fait beaucoup de chemin. Dans ce livre prolixe, il s'efforçait de tracer les contours de l'autonomie pour mieux s'accommoder de l'inévitabilité et même du bien-fondé de l'hétéronomie économique. Dans Capitalisme, socialisme, écologie (1991), il sacrifiait à la thèse de Karl Polanyi d'un réencastrement de l'économie dans la politique et la société, avec là aussi le souci de sauver la raison économique bien comprise. Dans Misères du présent, richesse du possible (1997), enfin, l'autonomie créatrice restait dépendante de la circulation marchande par la distribution de moyens de paiement sous forme d'allocation universelle. Ce faisceau de solutions, incompatibles avec la domination du capital mais non pas avec sa survie, sont maintenant balayées : dans la mesure où l'économie capitaliste se meurt, c'est au plus profond de la crise de la valeur que gronde le péril de la barbarie, mais aussi où se logent les ferments d'une autre économie, sans marchandises, fondée sur des richesses immensurables, et qu'il s'agit de rendre possible et de faire croître. Cette radicalisation manifeste de sa pensée, encore en herbe lors de la rédaction de L'immatériel (2003) mais déjà saillante les mois suivants avec la réécriture de sa version en allemand, fait suite à de nouvelles lectures que Gorz entreprend à partir de 2002. Il s'agit principalement d'ouvrages de Moishe Postone et de Robert Kurz qui lui font découvrir les thèses du courant marxiste de la « critique de la valeur » (Wertkritik). Kurz, essayiste et journaliste indépendant prolifique, est le fondateur à Nuremberg de la revue de cette mouvance qui en 1990 prend le nom de Krisis. Merten fait partie du groupe Krisis, mais incompris dans sa bataille pour les logiciels libres, s'en écarte pour fonder Oekonux.Si Gorz connaît déjà, de Kurz, son volumineux livre noir du capitalisme (Schwarzbuch des Kapitalismus, 1999) et, de Postone, l'édition anglaise originale de Temps, travail et domination sociale (1993), c'est par Meretz, lui aussi membre de Krisis, que, peu après la première lettre de celui-ci en 2003, il reçoit plusieurs numéros d'un périodique publié à Vienne, Streifzüge, qui contenait, outre ses propres contributions, celles des membres du groupe Krisis. Streifzüge est une autre revue de ce courant, qu'a fondée le journaliste Franz Schandl en 1996. Par rapport à l'évolution de Kurz, qui en 2004 s'arcboute sur la primauté de la critique théorique pour faire scission et créer la revue Exit, la revue de Schandl met l'accent, à l'égal des continuateurs de Krisis, sur les expériences concrètes susceptibles de mettre en œuvre la critique du travail et de la marchandise.
Gorz s'abonne à Streifzüge en décembre 2003. À partir de cette date, il correspond longuement avec Schandl jusqu'à l'avant-veille de sa propre mort en septembre 200710. Il est aussi en contact avec un autre rédacteur de Streifzüge, l'écologiste déjà membre d'ATTAC-Autriche Andreas Exner, qui lui demande à l'été 2006 une contribution pour un ouvrage collectif sur le revenu de base11. Cet article est le plus « kurzien » de tous ceux écrits par Gorz. Achevé en janvier 2007, il est anticipé durant l'été dans Streifzüge et, traduit et amplifié, dans Mouvements avec le titre « Penser l'exode de la société du travail et de la marchandise ». Mais en juillet, Gorz confie à Exner avec regret : « C'est bien trop tard que j'ai découvert le courant de la critique de la valeur12. »
En faisant allusion à Postone et Kurz, Gorz pense avoir repris dans ses articles récents « l'essentiel des orientations de ces kurziens originels, y reconnaissant une élaboration théorique des [s]iennes propres13 ». Et à l'envoi de l'article destiné à Mouvements, un représentant français de cette école, Gérard Briche, lui répond en juin 2007 : « La convergence de vos analyses avec celles de la Wertkritik sont toujours plus manifestes […] et le fait que, ayant mené une réflexion de manière autonome, nous arrivions à des conclusions analogues, constitue une puissante confirmation des analyses que nous présentons, et qui sont largement contre le courant dominant de la pensée dite “de gauche”14. »
À plusieurs égards, les convergences sont frappantes15. Gorz tient en haute estime la réinterprétation de la théorie critique de Marx faite par Postone, un historien canadien enseignant à Chicago qui est une des sources du courant de la critique de la valeur. Dans son livre, Postone, qui s'appuie sur les Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, pose le travail comme principe social d'organisation qui est propre au seul capitalisme. Il s'élève, comme Gorz le fait depuis les Adieux au prolétariat (1980), contre le marxisme traditionnel qui critique le capitalisme à partir du point de vue du travail, c'est-à-dire en remettant en cause les rapports de propriété et non les forces productives façonnées par le capitalisme industriel, et auxquelles appartiennent autant le travail que le capital. Défendre le travail, comme l'a fait le mouvement ouvrier (Postone), ou défendre l'idéologie du travail, comme le fait la gauche (Gorz) est réactionnaire. Le rapport à l'argent fournit un éclairage. En tant que véhicule de la valorisation, la monnaie est un fétiche qui oppose en apparence le travail et le capital (intérêts pécuniaires opposés) mais qui les assemble en réalité dans la même logique abstraite du capitalisme. Dans cette veine postonienne, Gorz explique :
Travail et capital sont fondamentalement complices par leur antagonisme pour autant que “gagner de l'argent” est leur but déterminant. Aux yeux du capital, la nature de la production importe moins que sa rentabilité ; aux yeux du travailleur, elle importe moins que les emplois qu'elle crée et les salaires qu'elle distribue. Pour l'un et pour l'autre, ce qui est produit importe peu, pourvu que cela rapporte. L'un et l'autre sont consciemment ou non au service de la valorisation du capital16.
L'interprétation de Postone intéresse Gorz aussi sur un autre plan, qui le renforce dans ses réflexions sur la possible création de richesse en dehors de la forme valeur. Se référant à un économiste réfractaire à ses propres thèses, Gorz écrit à une correspondante :
Conseillez-lui de lire Postone. Il apprendra que la différence entre valeur et richesse n'est pas ce qu'il croit, qu'il y a des richesses créées par l'activité humaine qui sont sans valeur (au sens de l'économie politique) parce qu'elles ne sont ni accumulables, ni échangeables, ni monétarisables (donc non capital-productives dans leur but premier) et que les “valeurs intrinsèques” n'ont rien à voir avec l'économie néo-classique mais renvoient aux [Fondements] de la métaphysique des mœurs de Kant où on lit : “Ce qui a un prix n'a qu'une valeur relative et non une dignité, car cela est échangeable contre toute autre chose. Mais ce qui n'a pas de prix et donc n'est pas échangeable a une dignité, une valeur absolue17.”
Gorz ne tarit pas d'éloges sur Robert Kurz, dont il aimerait, qu'à l'égal de Postone, l'on traduise en France les derniers livres. En faisant ce vœu auprès des éditions de La Découverte, qui lui proposaient en vain de publier un recueil de ses propres écrits, Gorz le définit comme un « théoricien de premier ordre de la métamorphose du capitalisme et des dimensions de sa crise », ajoutant qu'il « est le principal rival et antagoniste de Toni Negri (qui ne lui arrive pas à la cheville en matière d'érudition et de capacité théorique)18 ». Autour de novembre 2005, il prend connaissance de son « chef-d'œuvre » « Le capital-monde » (Das Weltkapital, 2005) (plus tard aussi des Aventures de la marchandise – 2003 – d'Anselm Jappe qui s'inscrit dans ce même courant théorique). Grâce à Kurz, Gorz reconnaît la fonction vitale des bulles financières pour la survie du système19 et se trouve conforté dans l'idée que la crise n'est pas due aux excès de la finance, mais « à l'incapacité du capitalisme de se reproduire20 » – Kurz reproche à ATTAC de ne pas le comprendre. Le capitalisme atteint ainsi ses limites internes. Le nœud du problème résidant, comme Gorz le dit au moins depuis Les chemins du paradis (1983), dans ladite troisième révolution industrielle :
La révolution microélectronique permet de produire des quantités croissantes de marchandises avec un volume décroissant de travail, de sorte que tôt ou tard le système doit se heurter à ses limites internes. Ce capitalisme qui s'automatise à mort devra chercher à se survivre par une distribution de pouvoir d'achat qui ne correspond pas à la valeur d'un travail21.
Les derniers textes de Gorz magnifient plus que jamais l'utopie d'une société écologique et communiste mettant à bas l'infernale logique capitaliste de destruction de la nature et de l'humain. On y trouve les couleurs du catastrophisme marxiste, de l'optimisme technologique et de l'emballement utopiste. Ces écrits sont partagés entre un constat sombre et sans concession de l'emprise tentaculaire du capitalisme qui se survit en même temps qu'il nage dans ses apories et atteint ses limites, et une attraction presque enivrante pour les brèches qu'offre néanmoins le mastodonte capitaliste, notamment à travers des avancées technologiques susceptibles d'être appropriées et subverties par ceux qui expérimentent concrètement des voies civilisées de sortie du capitalisme. Gorz compte beaucoup sur les potentialités subversives des logiciels libres et sur la diffusion dans des cercles coopératifs des imprimantes 3D.
Non pas que la technologie ait un pouvoir de démiurge : « Le règne de la liberté ne résultera jamais des processus matériels22 ». D'ailleurs, si « la logique du capital nous a conduits au seuil de la libération – écrivait Gorz déjà en 1980 dans les Adieux – ce seuil ne sera franchi que par une rupture » qui « ne peut venir que des individus eux-mêmes23 ». « Radicale (catégoriale, disent maintenant les kurziens) », cette rupture « ne peut être spontanée, ne peut être portée par de grands mouvements collectifs mais doit être à la fois “mentale” et pratique ([Félix] Guattari di[sait] ça très bien à sa façon), sans visée systémique, sans référence à un “ordre nouveau” » ; elle « ne peut être rapide, violente, sous peine d'accoucher d'un ordre totalitaire24 ». Gorz renoue aussi explicitement avec les positions des Adieux « sur la crise/décadence/corruption/impuissance du politique et des partis » en manifestant son accord avec les kurziens pour qui « il ne faut rien attendre des États/gouvernements25 » (pour les kurziens, le socialisme réellement existant a été un capitalisme d'État et les socialistes, bien nommés – « à chacun selon son travail » –, ne sont jamais que la gauche du capital).